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L’entretien du mois : Ian Manook

ian manook

Parrain de la 4ème édition, Ian Manook est un habitué du Festival Sans Nom. Quand le « boss » du polar parle, les autres écoutent, même si son dernier livre, L’oiseau bleu d’Erzeroum (Albin Michel) est classé dans la littérature dite « blanche ». Le génocide arménien, vu par les yeux de la grand-mère de l’auteur, a tout d’un roman noir, mais ce n’est pas un roman…

Depuis combien de temps portes-tu ce livre ?

Humainement, je pense que ce livre est en moi depuis que j’ai commencé à écrire, quand j’avais quinze ans à peine. Il s’est instillé à mesure des confidences et des souvenirs de ma grand-mère, puis des témoignages des autres survivants que j’ai connus et qui m’ont parlé aussi. Instinctivement, je dois le promener dans ma tête depuis tout ce temps. Techniquement, je le porte depuis que j’ai écrit Yeruldelgger. C’est le second livre que j’ai proposé à Albin Michel car je voulais qu’il soit publié en 2014. J’avais en effet imaginé une fin sous forme d’une politique-fiction qui n’avait de sens que si le livre était publié avant les cérémonies du 100e anniversaire du génocide le 24 avril 2015. Mais le succès de Yeruldelgger est venu bouleverser ce planning et, il faut bien le reconnaître, j’étais un peu trop jeune comme auteur pour qu’Albin Michel croie à ma capacité à écrire une saga de 800 pages. Depuis, ils ont appris à me connaître en tant qu’écrivain.

Il est aussi possible que j’ai, inconsciemment, attendu la disparition de ceux qui m’ont inspiré les personnages. Je parle surtout de mon père, le petit Gaïzag du roman. Je ne voulais pas qu’un seul mot puisse le mettre mal à l’aise, ni réveiller de trop tristes souvenirs.

Tu parles de l’histoire de ta grand-mère, mais est-ce qu’il y a des parties romancées ou des personnages inventés ? (je pense à Hilde, à la rencontre avec Hitler convalescent, à l’officier turc qui aide Chakée)

Les personnages réels sont ceux que j’ai connus et sont construits d’après les récits qu’ils m’ont faits. Araxie, bien sûr, et Haïgaz, évidemment. Agop aussi. Pour Chakée, il s’agit bien de la femme qui a fait venir Araxie en France. Je lui ai juste inventé son passage au Caire pour rencontrer Levon, qui lui aussi a existé. Pour beaucoup de personnages secondaires, j’ai procédé en réunissant en un seul personnage les témoignages de deux ou trois survivants. Et bien sûr, j’ai romancé la vie des personnages turcs et allemands que je n’ai pas connus, saufs les personnages historiques dont j’ai respecté la biographie. Pour ce qui est du passage sur Hitler, il a effectivement été soigné dans cet hôpital militaire de Potsdam. Quant au personnage de l’officier, c’est un hommage aux « justes » Turcs qui ont aidé à sauver des vies arméniennes au péril de la leur. Tout comme le personnage du derviche a existé.

La plus grande liberté que j’ai prise avec l’histoire de ma grand-mère, c’est d’avoir fait de sa petite sœur une aveugle alors qu’en fait elle était muette. C’est le derviche, à qui elle a bien été donnée, qui était aveugle. Mais pour la construction dramatique de la suite de l’histoire, tout comme pour la symbolique, c’était plus fort d’avoir une enfant innocente incapable de voir le chaos du monde qui s’abattait sur elle. Notamment pour l’usage de la poésie qui gardera une grande importance tout au long de la saga.

On voit dans le génocide arménien quasiment les mêmes choses que dans la Shoah. Pourquoi ne le sait-on pas plus ?

Il est évident que l’extermination des Arméniens a servi de modèle au régime nazi. Il ne faut pas oublier tous ces hauts militaires proches d’Hitler que je cite dans le livre et qui faisaient partie de l’État-Major de l’armée turque. Ils ont suivi tout le processus auquel ils ont souvent participé, ne serait-ce qu’en tant que décideurs. Mais notre drame a aussi servi aux juifs. Aussitôt la fin de la guerre , ils ont compris qu’il fallait, contrairement à ce que nous n’avions pas pu faire, exposer au monde entier les témoignages directs des survivants. Tout comme ils ont prix exemple sur notre opération Nemesis pour retrouver et punir tous les responsables du génocide.

Comment te sentais-tu au moment de l’écriture ? Et à la sortie du premier tome ? combien sont prévus ?

Je n’ai eu aucun problème à écrire ce roman. Tout était en moi depuis très longtemps, et j’ai pris grand soin à l’écrire comme j’écris d’habitude, c’est-à-dire en raconteur d’histoire, en constructeur d’intrigue, sans implication personnelle. Les meilleurs romans sont ceux dans lesquels l’auteur réussit à faire partager aux lecteurs les sentiments et les émotions de ses personnages, pas les siennes. Je n’ai donc ressenti ni trauma à l’écrire, ni libération de l’avoir écrit. J’ai toujours su que je le ferai un jour, j’y étais préparé depuis longtemps.

J’avais prévu au départ un gros bouquin entre 800 et 1 000 pages, mais quand j’ai remis le manuscrit de celui-ci à Albin Michel, il ne concernait que la période 1915-1939 et affichait déjà 700 pages. Nous sommes donc convenus de deux choses. Il y aurait un autre volume, et ce premier tome devait être réduit à 500 pages. Ce que j’ai fait, en supprimant entre autres les deux passages les plus violents dans la première partie, et plusieurs chapitres qui mettaient en scène Hitler et son entourage.

L’oiseau bleu d’Erzeroum en en lice pour le prix du Festival Sans Nom 2021.

Entretien réalisé par Hervé Weill

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